Entretien

Innocent Gnelbin (président de Force aux Peuples) « la préservation de la paix et de la stabilité politique du pays devrait être inscrite au centre de toute action de gouvernance »

Mis à jour le 30 janvier 2025
Publié le 30/01/2025 à 2:29 , , , ,

Dans quelques mois, les Ivoiriens se rendront aux urnes pour élire leur président. Si dans cette course on connaît la force d’impact des grands partis sur le déroulement du scrutin, ce n’est pas le cas des formations politiques dites petites qui auront sûrement leur mot à dire cette année. Dans cette interview, Innocent Gnelbin, le président de Forces aux Peuples, un parti ivoirien, donne son regard sur la question.

 

2025 est une année électorale en Côte d’Ivoire. La présidentielle aura lieu en octobre. Déjà des intentions de candidature sont connues, des candidatures avérées également. Quel commentaire faites-vous de ces différentes ambitions ?

2025 est l’année de l’élection présidentielle de notre pays, un rendez-vous crucial pour l’avenir du pays. En effet, ce scrutin déterminera l’orientation politique et économique de la nation pour les cinq prochaines années, impactant directement la vie des populations.

Les attentes des citoyens, déjà immenses à savoir le chômage, l’éducation, la cohésion sociale, etc, rappellent à quel point la qualité de la gouvernance future est primordiale. Aussi, que des candidats à ces élections se désignent ou soient désignés par leurs formations politiques va dans la normalité des choses.

Toutefois, une distinction s’impose. Si briguer le pouvoir est légitime, l’exercer au service d’un projet national, cohérent et inclusif reste une autre démarche. C’est précisément cette seconde posture, axée sur l’intérêt général plutôt que sur les calculs individuels et claniques, qui semble rare aujourd’hui.

Aux Ivoiriens, désormais, de discerner lors des débats et présentation des programmes, lesquels des candidats portent une réelle ambition pour le pays.

 

Comment analysez-vous une potentielle candidature d’Alassane Ouattara à la prochaine élection présidentielle ?

Si l’on s’en tient au débat sur ce que permet ou non la Constitution, il faut reconnaître que ces questions se tranchent avant tout par des rapports de force politiques. En effet, la loi n’est pas au-dessus des réalités du terrain, y compris dans les démocraties les plus établies.

Dans le cas précis de la Côte d’Ivoire, l’opposition actuelle dispose-t-elle des moyens nécessaires pour infléchir la position d’Alassane Ouattara, susceptible de briguer un autre mandat ?

Rien n’est moins sûr. Dans ces conditions, plutôt que de s’épuiser en controverses stériles, il serait plus stratégique de se préparer à affronter cette éventualité.

Sur le fond, ma conviction reste inchangée. Seul le peuple souverain doit disposer de la latitude nécessaire pour valider ou rejeter une candidature, légale ou non. Aucune loi, aussi juste prétendument soit-elle, ne saurait supplanter le choix des urnes.

Pour autant, cette souveraineté populaire ne peut s’exprimer pleinement que dans un cadre électoral transparent et inclusif. C’est là que réside le véritable enjeu qui est de garantir des conditions équitables.

Il s’agit entre autres des listes électorales fiables, du code électoral consensuel, des médias impartiaux, de la sécurité des votants qui permettront aux Ivoiriens de décider en toute liberté, sans manipulation ni contrainte.

 

Dans son discours à la nation du 31 décembre 2024, le président Alassane Ouattara a rassuré les Ivoiriens que l’élection présidentielle sera apaisée. Pensez-vous que les conditions sont réunies pour cela ? Les Ivoiriens ne devraient-ils pas s’inquiéter ?

Le Président de la République a tout évoqué sauf des élections inclusives. C’est précisément là que réside le problème susceptible de générer des tensions avant, pendant et après le scrutin.

Il faut le souligner avec force : un président de la République ne peut pas se choisir ses adversaires. Ce serait une faute politique majeure et une entorse grave à la démocratie.

Au regard de l’histoire de notre pays, je reste persuadé que cette approche représente un risque majeur pour la stabilité. Si les conditions subjectives d’un front social en ébullition ne semblent pas réunies, les conditions objectives, elles, existent bel et bien. La maîtrise des foyers de tension par un pouvoir, fût-il puissant, reste toujours précaire dans un contexte volatile.

Le Président de la République se doit de créer les conditions d’élections libres, transparentes, démocratiques et ouvertes. C’est la seule manière de garantir à notre pays de traverser cette période dans la paix et la sérénité. Cette responsabilité lui incombe entièrement. Notre pays ne peut plus – et ne doit plus – supporter le poids d’une nouvelle crise profonde.

 

Comment appréciez-vous les progrès de la Côte d’Ivoire sous la mandature du président Alassane Ouattara ?

Ce que je respecte dans ce régime, c’est la clarté de sa ligne de gouvernance. Le pouvoir Ouattara a fait le choix assumé d’un capitalisme libéral, axé sur la création de conditions favorables à l’afflux de capitaux étrangers. Cette orientation a permis des progrès au profit du grand capital : modernisation administrative, code des investissements attractif, mesures fiscales avantageuses, construction d’infrastructures modernes à Abidjan notamment (routes, écoles), et une couverture accrue du territoire en électricité et en eau.

Cependant, ces avancées infrastructurelles apparentes ne doivent pas masquer les retards persistants. Notre pays pourrait accomplir bien plus en une décennie, mais nous nous contentons de résultats limités ; sans doute parce que la stagnation des décennies précédentes, pour des raisons et d’autres, a abaissé nos exigences.

L’orientation du RHDP n’est pas la nôtre. En privilégiant les plus nantis, elle génère d’importantes souffrances sociales. Ce « progrès » exclut des millions de compatriotes étouffés par la précarité. Prenons l’électricité : à quoi sert d’étendre le réseau si le coût du kWh reste prohibitif pour les familles pauvres ?

L’eau potable suit la même logique – les extensions ne se font qu’en visant la rentabilité. La preuve : le résultat net de la CIE est passé de 8,3 milliards FCFA en 2012 à 11,4 milliards FCFA en 2023. Un bénéfice qui illustre une priorité : le profit, non l’accès pour tous.

Le bilan est donc contrasté : des infrastructures modernes, oui, mais au prix d’un chaos social.

 

Selon vous, quels sont les secteurs qui n’ont pas suffisamment retenu l’attention du Chef de l’Etat ? 

Il y a tant de secteurs négligés par la gouvernance du chef de l’État qu’il serait fastidieux de tous les citer. Cependant, certains méritent d’être soulignés avec force.

Les petites et moyennes entreprises, les très petites entreprises et le secteur informel n’ont pas bénéficié d’un appui conséquent des politiques gouvernementales. Distribuer des fonds – par ailleurs insuffisants – ne suffit pas. Aucune réforme du système financier n’a permis de faciliter l’accès au crédit.

Les banques restent des machines à collecter des dépôts, inutiles pour financer l’investissement productif. Avec Force aux Peuples au pouvoir, nous mettrons en place des politiques monétaires audacieuses, quitte à imaginer une monnaie régionale, pour libérer l’entreprenariat ivoirien.

La politique d’accompagnement des petites entreprises nationales – censée les organiser, les structurer et les intégrer à un marché dynamique – a échoué. Résultat : plus de 90 % des entreprises meurent avant trois ans d’existence. Quant à l’informel, majoritaire, il piège nos populations dans une précarité indigne.

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Sur le front de la protection sociale, le régime n’a pas maîtrisé les prix des produits de base, ni le coût exorbitant des loyers, de l’eau ou de l’électricité. Pire : il a livré la santé et l’éducation au privé, rendant les examens médicaux et les universités inaccessibles aux plus pauvres. Ajoutez à cela les fermetures d’entreprises (téléphonie, agrobusiness etc…) et les démolitions sauvages de quartiers et commerces… La liste des régressions est longue.

L’éducation, elle, est le parent pauvre de cette gouvernance. Le système scolaire est inadapté, sous-financé, et produit des millions de diplômés incapables de s’insérer dans la vie active. Quant aux fonctionnaires, leurs salaires stagnent depuis 1960, avec un indice de base figé malgré l’inflation galopante. Une humiliation.

Nous pourrions évoquer d’autres secteurs à l’infini : ce régime ultralibéral sacrifie l’humain sur l’autel du profit. Les infrastructures brillent à Abidjan, mais le peuple étouffe. Le bilan est sans appel : une croissance qui exclut, une modernité qui détruit.

 

L’élection présidentielle se tiendra cette année sur la base d’une liste électorale révisée par la CEI. Force aux Peuples partage-t-il les critiques de l’opposition concernant le processus qui serait biaisé ?

Force aux Peuples partage entièrement les critiques de l’opposition : la liste électorale révisée par la CEI comporte effectivement d’énormes erreurs. Il est urgent de la rendre conforme à la réalité du corps électoral. D’ailleurs, nous ne comprenons pas la réticence à un audit indépendant ni l’entêtement du gouvernement et de la CEI à faire de cette révision un processus précipité. Qu’est-ce qui les presse à ce point ?!

Un sujet aussi grave – enjeu central de la paix sociale et de la stabilité nationale – ne peut être traité avec autant de légèreté. La révision des listes doit être un processus systématique, transparent et permanent, pas une formalité bâclée.

Cependant, j’appelle les démocrates et l’opposition progressiste à considérer ceci : plus de 50 % des électeurs inscrits ont clairement exprimé leur désir d’un changement profond de gouvernance. Malgré les manœuvres du pouvoir pour contrôler l’élection, il existe une réelle possibilité de le battre à son propre jeu. À nous de nous mobiliser et d’y travailler résolument !

Concernant le seuil de 1 % de parrainage populaire, nous trouvons cette mesure pertinente… mais son application manque de neutralité. Un citoyen devrait pouvoir parrainer une, deux ou trois candidatures selon sa volonté. En 2020, les institutions ont invalidé des doubles parrainages de manière arbitraire. Une réforme s’impose pour garantir l’équité et la liberté de choix.

 

Le PPA-CI estime que l’élection ne sera inclusive que si l’ancien président Laurent Gbagbo est inscrit sur la liste électorale. En tant que président de parti politique, quelle est votre appréciation ?

Écoutez, je respecte et partage entièrement cet avis. Le président Gbagbo a gouverné ce pays. Sérieusement, comment justifier qu’il ne soit pas éligible pour cette affaire sans tête ni queue de braquage de la Banque centrale ?

Il y’a eu une guerre dans notre pays dont les racines sont profondes. Lequel des dinosaures de la scène politique serait saint vis-à-vis des drames vécus par notre pays depuis la rébellion de 2002 en passant par les crises post-électorales de 2011 et 2020 ? Les présidents Ouattara et Gbagbo ont une responsabilité politique et historique dans les malheurs qui ont frappé ce pays.

L’un ne saurait être absout de toute responsabilité et l’autre accablé par une sorte de justice des vainqueurs.  Non et non ! Ce serait une méprise grave, surtout que le Président Gbagbo a été acquitté par la Cour pénale internationale.

Évitons de creuser dans les plaies profondes mal cicatrisées que notre pays s’est faites.

La préservation de la paix et de la stabilité politique du pays devrait être inscrite au centre de toute action de gouvernance. Il faut réinscrire le président Gbagbo, son ministre Blé Goudé et l’ancien président de l’Assemblée nationale Soro sur la liste électorale et les laisser compétir. Le RHDP ne doit pas en avoir peur, puisqu’il est sûr de son hégémonie. Il faut les battre à la régulière ; c’est tellement simple.

 

Innocent Gnelbin, leader de Force aux Peuples, sera-t-il candidat à la présidentielle 2025 ?

Cette élection est si importante car l’enjeu majeur est de savoir si notre pays continue dans une gouvernance élitiste en creusant le fossé entre riches et pauvres ou s’il va réorienter sa gouvernance au profit des populations. Force aux Peuples sera acteur pleinement engagé pour cette alternative au système en cours.

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Le dernier congrès du parti à décider que le parti ait un candidat pour cette élection. Un bureau politique se tiendra pour déterminer notre candidat.

 

Quel est le rôle que votre parti pourrait jouer au cours de l’élection présidentielle 2025 ?

Force aux Peuples veut jouer les premiers rôles. Celui de la bataille des idées, là où le populisme et la communication politique maquillent les réels besoins de nos peuples et de notre société.

Il nous faut sortir du système finissant de ces dernières décennies, celui de la division des ivoiriens entre eux, celui de la paupérisation des populations, celui de la gouvernance pour un clan et pour des élites financières, celui d’une économie fortement extravertie et corrompue.

Nous prônons un Etat interventionniste fort à l’effet d’assoir une économie domestiquée, productive et capable de réaliser le bien-être partagé. Nos populations ont besoin de vivre décemment et nous leurs annonçons que nous avons le plan et le leadership de rupture qu’il faut pour y arriver ensemble avec eux.

 

On dit souvent qu’il est difficile pour un parti politique de remporter les élections seules. Allez-vous répondre à l’appel à l’union du gauche lancé par le président Laurent Gbagbo ou allez-vous rejoindre le RHDP ?

Nous n’avons été approchés par aucune formation politique en vue d’un regroupement.

Nous sommes une formation politique de Gauche et nous estimons que toute organisation qui a de véritables valeurs progressistes de gauche, est la bienvenue dans notre dynamique pour cette élection de 2025. D’ailleurs très bientôt je vais moi-même entreprendre quelques consultations à l’effet de faire partager notre vision de la Côte d’Ivoire des prochaines décennies.

 

Vous êtes à la tête d’un petit parti politique mais vous réussissez à organiser de grandes rencontres et des actions de grandes envergures. Qui vous finance ?

Vous dites que nous sommes une petite formation politique et en même temps, vous reconnaissez que nous faisons de grandes rencontres. Vous convenez avec moi alors que votre première assertion est relative.

Cela dit, notre formation politique à fait le choix depuis sa naissance le 18 août 2018 de travailler en premier à sa représentation sociologique et de trouver de la légitimité dans son action politique. Ce travaille si bien amorcer donne de voir que bien de militants répondent de Force aux Peuples dans plus d’une vingtaine de régions. Aussi, nous engageons maintenant le second palier, celui de la communication pour plus de visibilité.

Il y a plusieurs manières pour un parti de financer ses activités, à travers des mécènes ou à partir de ses cotisations militantes. Après le travail que nous avons abattu pour la structuration du parti, le parti réussit à se financer lui-même, grâce à la mobilisation de ses cadres autour de ses manifestations auxquelles ils donnent un puissant cachet. Nous avons l’ambition de gouverner la Côte d’Ivoire, nous nous donnons donc les moyens propres de notre ambition.

 

Quels sont vos espoirs pour la Côte d’Ivoire de demain ?

Fort de ma connaissance profonde de ce pays, de ses peuples et de ses richesses, je suis convaincu que la Côte d’Ivoire deviendra, en moins d’une génération, l’État des modernités, des innovations, des prospérités et du bien-être partagé. Nous construirons un pays où prospérité rime avec justice sociale, où chaque citoyen bénéficiera des fruits de notre croissance.

Notre ambition est claire : faire de la Côte d’Ivoire le nouvel Eldorado du monde. Un Eldorado non pas mythique, mais concret, ancré dans une économie dynamique, une jeunesse formée aux défis de demain, et des institutions fortes au service du peuple. Nous y parviendrons en valorisant nos ressources naturelles avec intelligence, en investissant dans les secteurs porteurs de l’innovation, et en garantissant une redistribution équitable des richesses.

La modernité que nous appelons de nos vœux ne sera pas un privilège urbain ou élitiste. Elle touchera chaque région, chaque village, chaque famille. Nous briserons les fractures sociales et territoriales, pour qu’aucun Ivoirien ne se sente oublié.

Ce projet n’est pas une utopie. Il repose sur des atouts tangibles : une jeunesse ambitieuse, des ressources stratégiques, et une position géographique au cœur de l’Afrique de l’Ouest. Avec détermination, discipline collective et foi en notre destin commun, nous écrirons ensemble un nouveau chapitre de l’histoire ivoirienne.

La Côte d’Ivoire de demain sera un phare de stabilité, de créativité et de fraternité. J’y crois, car je crois en la force de notre peuple. Et j’agirai sans relâche pour que cette vision devienne réalité.

Réalisée par Richard Yasseu 

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